Montselgues pendant la Révolution : un territoire que l’Histoire a effleuré
- Freddy COUDERC

- 29 nov.
- 4 min de lecture

Il arrive souvent que l’on parle de la Révolution française comme d’une déflagration qui aurait tout renversé sur son passage, brûlé les châteaux, divisé les familles, poussé les campagnes à la violence. Pourtant, certains territoires reculés ont vécu cette période autrement, presque dans un murmure. Montselgues fait partie de ces endroits singuliers où la grande Histoire semble avoir glissé sans provoquer de déchirures profondes. Le village, perché au bout des plateaux ardéchois, vivait alors dans un isolement qui le mettait à distance des colères des villes et des agitations politiques. Avant 1789, Montselgues était un pays royaliste, comme beaucoup de villages montagnards qui suivaient l’ordre ancien par tradition plus que par conviction. On pourrait croire qu’un tel ancrage aurait suscité des tensions lorsque la République s’est imposée. Mais rien n’indique qu’il y ait eu la moindre opposition locale. Les habitants ont accepté la nouvelle organisation sans affrontement, sans querelle, comme si l’essentiel était ailleurs, dans la survie quotidienne et l’entraide entre voisins.
Ce contraste est d’autant plus frappant que le pays, lui, connaissait d’autres divisions bien plus vives. Depuis des générations, les Cévennes portaient les cicatrices de la fracture religieuse entre catholiques et protestants. Les catholiques du plateau étaient surnommés les “langues noires”, et ce terme, loin d’être anodin, témoignait de la rancœur qui séparait les communautés. Les tensions pouvaient être violentes, parfois meurtrières. Comparée à ces conflits anciens, la Révolution n’a finalement été, pour Montselgues, qu’une réorganisation administrative supplémentaire, pas une menace pour l’équilibre social.
Les châteaux de la région n’ont pas connu le sort dramatique que l’on lit souvent dans les livres. Celui de Petit Paris, par exemple, n’était pas un château de résidence aristocratique, mais un péage. Les troupeaux qui montaient vers les hauteurs devaient s’y acquitter d’un droit de passage. Avec le temps, ce château a décliné parce qu’il n’avait plus de raison d’être, non parce qu’on l’avait incendié. Plus bas dans la vallée, le château de Chambonas, propriété du comte du même nom, dernier ministre de la Justice de Louis XVI, ne fut pas davantage dévasté. Le seigneur avait quitté les lieux, et la bâtisse traversa la période sans dommage notable. Ce château de Chambonas fut pillé, mais ce n’était pas l’œuvre de révolutionnaires : un acte isolé, brutal, sans logique autre que celle des bandes violentes qui circulaient alors. Les drames provenaient plus souvent des chemins que des idées.
Car le véritable danger dressé devant les habitants de l’époque, ce n’était ni la politique, ni la République naissante. Ce sont les brigands qui marquaient les esprits. Après la Révolution, on vit apparaître des groupes d’hommes désœuvrés : anciens soldats, petites bandes organisées, voyageurs mal intentionnés. Ils sillonnaient les routes de la Cévenne, faisaient irruption dans les auberges isolées, s’en prenaient aux paysans. Certains récits locaux évoquent des attaques meurtrières sur les chemins ou près des cabarets. L’insécurité n’était pas idéologique, elle était pratique, imprévisible, et obligeait chacun à garder l’œil ouvert.
Dans ce paysage rude, l’eau occupait une place centrale. Une grande source alimentait plusieurs prairies, et son usage était soigneusement réparti : chaque famille, chaque hameau avait un jour précis pour irriguer ses terres. Cette organisation immuable était vitale, et les disputes qu’elle engendrait parfois en disent long sur la fragilité de l’équilibre local. À cette époque, l’eau décidait de tout : de la récolte, du bétail, de la survie même des foyers. Les querelles pouvaient être vives, mais elles ne faisaient que rappeler que la montagne n’accordait rien facilement.
Les animaux aussi faisaient partie du quotidien, et notamment les loups, très présents dans la région aux XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. Contrairement à ce que l’on imagine aujourd’hui, les habitants n’en avaient pas une peur panique. Ils connaissaient leurs habitudes, savaient comment les faire fuir. On raconte qu’il suffisait de traîner une vieille veste sur le sol pour que la poussière et le mouvement éloignent l’animal. On utilisait également des “pistolets à loup”, non pour tuer mais pour faire du bruit dans les châtaigniers. Le vacarme suffisait à les repousser. Cette manière de vivre avec les bêtes révèle un rapport au monde très pragmatique, fait d’observation et d’expérience, loin des fantasmes modernes.
Tout cela permet de comprendre pourquoi la Révolution, malgré sa portée historique immense, n’a pas bouleversé Montselgues comme ailleurs. Ici, les priorités étaient autres : assurer l’eau, protéger les siens, cohabiter avec les bêtes, éviter les brigands, maintenir le village uni. Les habitants ont intégré la République sans fracas, sans brûler ce qui existait, sans renverser leurs voisins. Ils ont vu dans les changements un nouvel état des choses, pas un appel à la destruction. Dans ce coin reculé de l’Ardèche, la Révolution n’a pas été un incendie, mais un passage. Un moment où l’Histoire a modifié les structures sans troubler la vie profonde du pays, comme si la montagne elle-même avait absorbé l’orage pour n’en laisser que l’essentiel : un village qui continue, solide, discret, attaché à ses usages autant qu’à sa paix.



Commentaires