Susciter de l’intérêt par l’insolite et le magique n’est pas le but de cet article, même si la mode va dans ce sens. En effet, l’homme moderne cherche à tout prix à expliquer l’inexplicable, se tourne vers l’étrange et le surnaturel pour oublier ou relativiser son stress et ses angoisses. Le manque d’humanisme et d’éthique dont beaucoup font preuve, le vide laissé par la religion expliquent en partie cet engouement. Les pierres qui guérissent rentrent dans ce domaine merveilleux et surprenant.
Depuis les temps reculés, les minéraux, pierres précieuses ou autres ont accompagné la vie des hommes. Citons les menhirs, les dolmens, le silex générateur de feu ou pointe de lance, les bijoux multicolores découverts dans les tombes anciennes. On a attribué aux pierres des pouvoirs divers, maléfiques ou bénéfiques selon les cas. En général, elles sont plutôt censées protéger, soulager ou guérir. Il faut le dire, pour beaucoup, ce n’est que chamanisme ou superstition avec tout ce que cela comporte de fascination, d’enchantement et peut-être d’excès.
Le monde rural de la Cévenne Ardéchoise, en voie de disparition malgré les efforts des autorités locales, n’a pas échappé à l’attrait de cette magie du fond des ages. Dans cette nature sauvage où il faut lutter sans cesse contre les éléments et les difficultés de toutes sortes, les habitants ont trouvé un soutien dans le fantastique et le magique.
Je me suis moi-même passionné pour ces choses dont on parle à mi-voix. Pour des raisons évidentes de discrétion, je ne citerai pas le nom des personnes et des lieux, mais je souhaite partager mon intérêt pour les « pierres qui guérissent les yeux » que j’ai trouvées là bas. Quelle est leur origine, qui les a utilisées, comment fonctionnent-elles?
Ma première rencontre avec la pierre qui guérit les yeux se situe sur un plateau sauvage, difficile d’accès, souvent balayé par le vent, où l’on se demande « ce que l’homme est venu faire dans un endroit pareil ». Le site est grandiose, les rochers dessinent des animaux fantastiques et de ci de là, on aperçoit un vieux mas dont les couleurs minérales s’intègrent parfaitement dans la nature. C’est là que j’ai rencontré la descendante d’une très vieille famille du pays. Devant la traditionnelle cheminée, immense et toute noire, elle m’a parlé simplement de sa pierre magique : « Je ne connais pas son origine, je sais que la mère de ma mère la gardait toujours à la même place, posée sur du coton, dans cette petite boite ronde en cuivre ». J’ai regardé avec émotion, une très petite pierre de couleur orange clair, de forme ovale, d’un poli extraordinaire. On pourrait la comparer à l’iris jaune d’un chat. Un de ses côtés présente la trace fossilisée d’un minuscule escargot. « L’utilisation de la pierre est très simple : le malade, qui est bien sûr quelqu'un du pays qui connaît depuis toujours l’existence de cette pierre magique, est allongé. On glisse délicatement la pierre sous la paupière de l’œil souffrant et l’on attend. Cela peut durer de dix minutes à une demi journée. Lorsque la pierre a rempli son office, elle sort toute seule sans aucune manipulation. La personne peut repartir, elle est guérie. Cette intervention est, valable pour toutes sortes d’affections des yeux, y compris la cataracte. ». Mon interlocutrice ne se souvient pas d’échec, ne cherche aucune explication et trouve cela très naturel. Elle ne demande aucune contrepartie en échange de son intervention. Sa seule crainte, c’est d’avoir des problèmes avec les « médecins de la ville » ou avec la justice. Les personnes qui viennent se faire soigner, elle connaît leur famille depuis des lustres et ne risque donc pas d’être dénoncée. C’est une question de confiance réciproque.
J’ai examiné cette pierre avec une grande attention: la présence de ce minuscule fossile, la couleur peu courante de ce minéral ont orienté mes recherches. Nous sommes vraisemblablement en présence d’un morceau de coquille de l’escargot de mer comestible que l’on trouve en Méditerranée, le Turbo Rugosa (tourbillon rugueux) dont l’opercule est jaune, légèrement orangé. Chez les marins, il est considéré comme un porte bonheur et vendu en tant que tel aux touristes. Le surnom le plus connu de ce coquillage est « l’œil de Sainte Lucie » car l’opercule de face interne forme une sorte de spirale rose orangé qui peut rappeler l’iris de l’œil.
Arrêtons nous un instant sur la légende qui se greffe autour de Sainte Lucie qui rassemble la religion, la superstition et l’imaginaire sacré. Lucie vient du latin lux qui signifie Lumière. Selon la tradition, vers l’an 300, cette vierge de Sicile accompagna sa mère qui avait des pertes de sang importantes et inexpliquées sur le tombeau de Sainte Agathe pour lui demander sa protection. Elle toucha la pierre, et fut guérie sur le champ. Pour remercier la Sainte, Lucie donna tout ce quelle possédait aux pauvres de sa ville. Son fiancé qui n’approuvait pas du tout ce geste, voulut se séparer d’elle. Mais il n’arrivait pas à oublier ses yeux magnifiques. Pour lui donner une leçon, Lucie se les arracha elle-même et les lui fit apporter. L’histoire raconte qu’avant de mourir en martyre vers l’an 310, Lucie recouvra la vue. Depuis, elle est considérée comme la Sainte qui protége et soigne les yeux.
Revenons à notre Ardèche. Comment ce morceau de coquillage a t-il pu arriver dans cette vieille ferme ? Bien sûr il n’y a pas d’écrit sur ce sujet mais, une des « mémoires » du village raconte que ce sont les oiseaux migrateurs qui apportent ces pierres aux bergers dans la montagne. En gardant les troupeaux, ils la polissent et la lustrent avec de vieilles peaux de mouton. Une autre « mémoire » du pays m’a assuré que c’étaient les colporteurs qui les ramenaient de la plaine à la personne de leur choix, il y a de cela très, très longtemps…. Ce qui est sûr, c’est qu’en se promenant sur les plateaux de la Cévenne ardéchoise on ne trouve aucun morceau de Turbo Rugosa poli.
Nous ne saurons jamais d’où viennent ces pierres, le secret est à jamais enfoui. Mais, la transmission orale laisse toujours une grande part à l’imagination et autorise toutes les hypothèses.
Le deuxième témoignage présente des similitudes avec le premier récit mais l’origine présumée de la pierre est bien différente. Nous sommes toujours dans un vieux mas, totalement isolé, habité par les descendants d’une très vieille famille ardéchoise, connue sur tout le grand plateau pour son pouvoir de guérir. La transmission des dons se communique exclusivement par les hommes. Le gardien de la tradition et des secrets, c’est à dire l’aîné, m’a d’abord averti que la pierre avait disparu un soir d’orage, en hiver. Il ne le regrettait pas trop car il avait peur, lui aussi, qu’elle lui attire des ennuis. La description qu’il m’en a faite est d’une précision intéressante : « Elle est toute petite, gris clair, pas tout à fait ronde, plutôt ovale, lisse au toucher » Comme la précédente, on la glissait entre la paupière et l’œil et elle devait ressortir toute seule. A ce moment là, la personne ressentait un soulagement car elle était guérie. L’efficacité de la pierre ne faisait aucun doute pour lui et la sérénité avec laquelle il l’a évoquée m’a fortement marqué. Il n’a jamais connu son origine mais pense qu’elle pourrait provenir de la région du Puy en Velay. D’après sa description, il s’agirait d’une pierre de Sassenage, nom d’une grotte des environs de Grenoble, une des sept merveilles du Dauphiné, lieu mythique où vécut la fée Mélusine. Abandonnée par son mari après avoir été transformée en femme poisson, ne le voyant pas revenir, elle se mit à pleurer. Ses larmes furent transformées en pierres. Au 18ème siècle, un prêtre constata que ces larmes pétrifiées possédaient le don de nettoyer et retirer les saletés dans les yeux. Cette histoire merveilleuse s’est vite répandue : partie du Dauphiné, elle a traversé l’Ardèche et la Provence. On raconte que ce sont les hirondelles qui apportent les pierres magiques dans le nid pour guérir leurs petits qui naissent aveugles. Nous retrouvons là ce mélange d’imaginaire, de mythe, de symbole et de religion catholique, la notion de « christianisme païen ».
Le troisième témoignage met en scène un personnage important dans un village ardéchois : le prêtre. Un jour d’été, Monsieur X, propriétaire de vignes transmises par ses lointains ancêtres, voulant briser des rochers qui le gênaient pour labourer s’est mis un éclat dans l’œil. Voici ce qu’il m’a raconté : « Très contrarié, je rentrai chez moi et en chemin, je rencontre le curé du village. Tenant un mouchoir sur mon œil, je lui raconte ma mésaventure. Celui-ci sort d’une poche de sa soutane une petite pierre d’un gris presque blanc et me demande de la mettre sous la paupière où se trouve l’éclat qui me gêne terriblement. Le prêtre m’invite à repasser plus tard au presbytère pour lui rendre la pierre. Sur le chemin de ma maison, mon œil s’est mis à pleurer, et un moment après, la petite pierre et l’éclat sont sortis. Intrigué et plein de reconnaissance, je suis allé à l’église pour le remercier et lui rendre sa pierre magique. Il me dit alors que c’est une pierre d’écrevisse et ajoute : « Ne me demande rien d’autre, telle est la volonté de Dieu. ». Cette pierre en réalité n’a rien de surnaturel. Elle est appelée très couramment « oeil d’écrevisse ». C’est une concrétion calcaire, lisse, en forme de disque de couleur blanchâtre que l’on trouve dans l’estomac des écrevisses de rivière. Lavées, réduites en poudre, mélangés à d’autres produits comme la fleur d’oranger ou le sucre, ces « pierres » rentraient dans la composition de médicaments prescrits jusqu’au 18ème siècle pour « soigner les maux au ventre ». Dans les Vosges, elles étaient appliquées sur les yeux toute une nuit, pour soigner les conjonctivites.
Peut-on à partir de trois témoignages tirer des conclusions générales et définitives ? Bien sûr que non. Je me suis attaché à rencontrer les personnes qui ont été soignées par les pierres. Toutes, je dis bien toutes, sur les neuf visitées, m’ont assuré, soit d’une guérison immédiate, soit de gros progrès réalisés. On a du mal à y croire. Des pierres qui guérissent, ce serait au fond si simple. D’autant plus qu’il ne coûte rien de profiter de leurs bienfaits !
Il est facile de dire que ce sont des convictions curieuses, la survivance de croyances païennes où la religion et la sorcellerie se mélangent. Ce sont, dit on, des récits « fantastiques » de nos campagnes où le surnaturel est très bien accepté. Les « paysans » manqueraient-ils de bon sens, de logique, voire de connaissances, toujours fascinés par les superstitions, la magie ou l’extraordinaire ? Sommes nous en présence d’une particularité de l’Ardèche, du Velay, de l’Auvergne ou de la Haute Loire ? Non, sur tous les continents du globe, en Afrique, en Asie, en Amérique, depuis la nuit des temps on utilise les pierres à des fins thérapeutiques. Peut-être sommes nous encore démunis pour donner à tout cela des explications cohérentes. Incapables de tout contrôler, de tout expliquer malgré les avancées fabuleuses de la connaissance, nous devons, me semble t’il, rester prudents et ne pas toujours obéir aux règles de la science.
Doit t-on chercher une explication sociologique ou psychologique ? Malinowski explique que la magie, comme la religion, a une fonction apaisante. Levi-Strauss dit que la religion contient nécessairement de la magie et la magie nécessairement de la religion. Je resterai pour ma part sur une des phrases célèbres d’Albert Einstein : « La théorie, c’est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique c’est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi ».
Mis à part le côté surnaturel, les pierres qui guérissent, nous orientent vers « la médecine de la signature dans le règne minéral », domaine fort contesté parmi les scientifiques. Cet héritage quelque peu oublié prétend établir des concordances et des analogies entre certaines maladies et la couleur, la forme, voire l’histoire des plantes et des minéraux. Actuellement, la médecine traditionnelle étant jugée trop brutale, dangereuse même par certains, on assiste à un retour vers la nature sous toutes ses formes. Les médecines douces sont valorisées et les pharmaciens réapprennent les vertus curatives des plantes et des minéraux.
Que pense l’Eglise des pierres guérisseuses ? Elle parle de dérives pseudo scientifiques et pseudo religieuses. Les représentants de la communauté religieuse ne mâchent pas leurs mots. « Tout cela n’est que crédulité, intoxication, dérives dangereuses, face au siècle de l’informatique, de la haute technologie et de la médecine ultra performante…péril pour le corps, péril pour l’esprit ». La hiérarchie de l’Eglise est l’adversaire des croyances et des superstitions qui sont pour elle la survivance des cultes païens qu’il faut éliminer ou remplacer. Ce n’est pas si simple. Nous constatons que les fêtes religieuses correspondent aux anciennes célébrations des rites agraires, que les chapelles sont construites sur des sites sacrés celtes ou druidiques, tels les sources et les dolmens et que les saints ont remplacé les idoles et les chamanes…Je citerai un exemple: Les personnes qui ont mal aux yeux ou qui veulent conserver une bonne vue vont aujourd’hui encore à Aubie dans la Gironde toucher les reliques de Saint Clair. Cette même superstition existe à Bordeaux à l’église Sainte Eulalie. Le jour de Saint Clair, les gens viennent nombreux prier pour la guérison de leurs yeux. Nous touchons là un phénomène que les sociologues ont appelé l’acculturation : c’est à dire le processus qui se déclenche lorsque deux cultures ou religions sont en contact étroits, s’échangent, réagissent et se mélangent. Il n’est pas honteux de dire que le christianisme a récupéré, englobé et transformé les vieilles religions et les anciens rites qui l’avaient précédé. Ainsi, en dépit de la réprobation officielle, les procédés de guérison « magico religieux » existent encore et ne sont pas près de disparaître.
Ma démarche, en parlant de ces pierres qui guérissent les yeux, n’est pas de disserter sur des supposées dérives pseudo scientifiques et pseudo religieuses, ni de faire l’apologie de pouvoirs ou vérités cachés. Je souhaite simplement que se perpétue cette transmission orale, ce patrimoine culturel aux origines mythiques. Les historiens, sociologues, ethnologues devraient essayer de mettre de côté les analyses rationnelles concernant ces phénomènes et se pencher sur cet héritage même s’il bouscule quelque peu l’ordre naturel des choses. L’Unesco, institution sérieuse s’il en est, a pris une position très claire à travers deux conventions : l’une en 2003, portant sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, l’autre en 2005, sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, parlant de « trésor humain et de tradition culturelle vivante ». Les pierres qui « guérissent les yeux » de la Cévenne ardéchoise forment une toute petite partie de ce patrimoine culturel de l’humanité.

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